dimanche 9 novembre 2014

Celle du reste de l'histoire

A Girl Like You by Edwyn Collins on Grooveshark



Le reste de mon histoire, du jour où fraîchement étudiant j'ai commencé l'invention d'une vie factice, porte essentiellement les noms des rues de Paris.
Je regrette de n'avoir pas su m'effondrer, d'avoir rejeté les bras de ma mère alors qu'elle m'y invitait, d'avoir confondu l'orgueil du mâle qui ravale ses larmes avec la sensibilité de l'homme qui sait accepter sa faiblesse et sa faillibilité. Mais je ne regrette qu'à moitié d'avoir auto-collé sur mes artères les noms des rues de Paris, car j'en garde le souvenir de mon itinéraire.
Le reste de mon histoire commence quelques jours avant qu'elle ne commence, par mon premier cours d'université dans le vieil amphi' boisé de la rue Cuvier – un cours de Physique – qui donnait au-dessus de l'arrière du Jardin des Plantes. Prenant d'emblée la saine et mauvaise habitude de m'installer avec le pote qui m'avait suivi depuis le Lycée, à la droite du dernier rang, je regardais la foule estudiantine se déverser par l'escalier me jouxtant jusqu'à la fosse aux ions.
Le reste de mon histoire correspond donc à la vision d'une jeune femme, une vision d'une fulgurance inattendue, parce qu'elle répondait immédiatement à un ensemble de critères idéalisant à mes yeux le féminin. Elle était très brune, le cheveu presque noir, de son chignon très tiré s'échappaient des mèches retombant en anglaises sur ses tempes et le long de ses joues. Son visage semblait assez pâle et d'un ovale absolument concurrentiel aux courbes balistiques qu'on venait étudier. Pareillement, son joli nez se relevait légèrement, tandis que ses paupières s'abaissaient, accompagnant l'inclinaison générale de son visage, en une sorte de recueillement de pietà, humble et timide, et d'une infinie tristesse contenue dans sa mélancolique légèreté. Des courts pans de son blouson de tissu noir, sortait la corolle flétrie des plissements d'une jupe longue et toute aussi sombre, ne laissant a priori paraître que la cheville pourtant masquée par la petite bottine rimbaldienne lassée serré. On eût dit qu'il s'agissait de la jeune sœur de Camille Claudel (dont le film ne sortit pourtant que l'année suivante...)
C'est ainsi que j'aperçus pour la première fois celle dont je sus un peu plus tard qu'elle portait un prénom français mais un nom algérien, stigmate de son métissage auquel je devrais, plus de deux ans durant, le plus bel apprentissage de mon éducation à l'amour dans la sensualité.
Pour l'heure, il fallait revenir au véritable amorçage du reste de mon histoire, inhérente à la discontinuité d'une rupture, à l'oubli volontariste de ce que j'étais vraiment puis au début de mon ivre croisière. Ce même jour, ce même midi, en rentrant de Jussieu, m'attendait un courrier d'adieux. Il me fit l'effet de la lame d'un certain Guillotin. Tout en m'effondrant comme jamais plus jusqu'au jour de mon divorce un lustre plus tard, je refusai les bras de ma mère autant que je refusai qu'elle vit la souffrance de son « petit garçon », cherchant probablement à m'affirmer péniblement dans une maturité illusoire, dans le rôle mal joué de l'homme insoucieux de sensibilité.
C'est ainsi que j'entrepris mon Grand Œuvre d'enfouissement sépulcral de l'Amour déçu, en cherchant dans l'ailleurs ce que je n'étais déjà plus.
Je vécus alors, ainsi que je le notais précédemment, dans la poésie sans égale des noms de rue du quartier Latin. Après celle de Monsieur Cuvier, je me souviens de celle de Monsieur Monge, de celle de Madame la Montagne-Sainte-Geneviève, et de celle des Fossés-Saint-Bernard. Je me souviens de nos explorations, entre la rue Linnée et celle des Boulangers, je me souviens de nos sandwichs aux arènes de Lutèce, je me souviens d'une sortie de cours en hiver, d'un café qui jouxtait l'ancienne Halle aux Vins ; cela faisait longtemps que quatre à quatre, on s'offrait des moments dans le square Tino Rossi, en bas du quai Saint-Bernard. J'avais suivi ta trace comme un chasseur, après t'avoir découverte dans l'amphi de la rue Cuvier. Ton amie, très jolie, se pensait ma proie, tandis que tu m'étais le seul souci... Il avait fallu des parties de flipper à Maubert, tout près de la rue de Bièvre où les flics plantonnaient du temps du Mitterrand, des parties de promenade en gravissant la rue Lacépède avant de rejoindre la Contre-Escarpe. Et la rue Mouffetard ! Tu avais le visage métissé de la rue Mouffetard, celui qui me fit apparemment oublier mon cœur blessé.
Un soir de décembre, nous prîmes un café peu après les cours. Il faisait nuit sur les fossés Saint Bernard. Nos accompagnateurs nous lâchèrent l'un après l'autre, implicitement convaincus qu'il fallait que nous fussions seuls quoique deux, mais seuls parce que nous n'étions déjà qu'un. A ce moment-là, je t'ai maladroitement déclaré mon sentiment pour toi. Je te regardai regarder la rotation de la mousse du café qu'impose Coriolis dans l'hémisphère nord. Tu ne parvenais pas à t'en arracher les yeux. Mutique, tu t'arrachas du siège, nous remontâmes jusqu'à la place Jussieu où t'attendait la bouche avide d'un métro anthropophage. Lorsqu'au-dessus des escaliers mécaniques, ta bouche se posa sur la mienne, je sus que j'entamais le reste de ma vie.
Il me fallu rentrer jusqu'à la gare de Lyon, mais que les cages du Jardin des plantes me semblèrent vides, mais que le pont d'Austerlitz me sembla léger ; je crois qu'il ne me fut plus jamais possible de me sentir un jour aussi parisien qu'en ce soir de fin d'automne froid qui précéda mes dix-neuf-ans.

Je crus alors possible l'intégralité de ce qui ne pouvait l'être, mais le simple fait de croire vous enfle d'un espoir dont l'élan est un remède unique au dépérissement.