Le reste de mon histoire, du jour où
fraîchement étudiant j'ai commencé l'invention d'une vie factice,
porte essentiellement les noms des rues de Paris.
Je regrette de n'avoir pas su
m'effondrer, d'avoir rejeté les bras de ma mère alors qu'elle m'y invitait,
d'avoir confondu l'orgueil du mâle qui ravale ses larmes avec la
sensibilité de l'homme qui sait accepter sa faiblesse et sa
faillibilité. Mais je ne regrette qu'à moitié d'avoir auto-collé
sur mes artères les noms des rues de Paris, car j'en garde le
souvenir de mon itinéraire.
Le reste de mon histoire commence
quelques jours avant qu'elle ne commence, par mon premier cours
d'université dans le vieil amphi' boisé de la rue Cuvier – un
cours de Physique – qui donnait au-dessus de l'arrière du Jardin
des Plantes. Prenant d'emblée la saine et mauvaise habitude de
m'installer avec le pote qui m'avait suivi depuis le Lycée, à la
droite du dernier rang, je regardais la foule estudiantine se
déverser par l'escalier me jouxtant jusqu'à la fosse aux ions.
Le reste de mon histoire correspond
donc à la vision d'une jeune femme, une vision d'une fulgurance
inattendue, parce qu'elle répondait immédiatement à un ensemble de
critères idéalisant à mes yeux le féminin. Elle était très
brune, le cheveu presque noir, de son chignon très tiré
s'échappaient des mèches retombant en anglaises sur ses tempes et
le long de ses joues. Son visage semblait assez pâle et d'un ovale
absolument concurrentiel aux courbes balistiques qu'on venait
étudier. Pareillement, son joli nez se relevait légèrement, tandis
que ses paupières s'abaissaient, accompagnant l'inclinaison générale
de son visage, en une sorte de recueillement de pietà, humble et
timide, et d'une infinie tristesse contenue dans sa mélancolique
légèreté. Des courts pans de son blouson de tissu noir, sortait la
corolle flétrie des plissements d'une jupe longue et toute aussi
sombre, ne laissant a priori paraître que la cheville pourtant
masquée par la petite bottine rimbaldienne lassée serré. On eût
dit qu'il s'agissait de la jeune sœur de Camille Claudel (dont le
film ne sortit pourtant que l'année suivante...)
C'est ainsi que j'aperçus pour la
première fois celle dont je sus un peu plus tard qu'elle portait un
prénom français mais un nom algérien, stigmate de son métissage
auquel je devrais, plus de deux ans durant, le plus bel apprentissage
de mon éducation à l'amour dans la sensualité.
Pour l'heure, il fallait revenir au
véritable amorçage du reste de mon histoire, inhérente à la
discontinuité d'une rupture, à l'oubli volontariste de ce que
j'étais vraiment puis au début de mon ivre croisière. Ce même
jour, ce même midi, en rentrant de Jussieu, m'attendait un courrier
d'adieux. Il me fit l'effet de la lame d'un certain Guillotin. Tout
en m'effondrant comme jamais plus jusqu'au jour de mon divorce un
lustre plus tard, je refusai les bras de ma mère autant que je
refusai qu'elle vit la souffrance de son « petit garçon »,
cherchant probablement à m'affirmer péniblement dans une maturité
illusoire, dans le rôle mal joué de l'homme insoucieux de
sensibilité.
C'est ainsi que j'entrepris mon Grand
Œuvre d'enfouissement sépulcral de l'Amour déçu, en cherchant
dans l'ailleurs ce que je n'étais déjà plus.
Je vécus alors, ainsi que je le notais
précédemment, dans la poésie sans égale des noms de rue du
quartier Latin. Après celle de Monsieur Cuvier, je me souviens de
celle de Monsieur Monge, de celle de Madame la
Montagne-Sainte-Geneviève, et de celle des Fossés-Saint-Bernard. Je
me souviens de nos explorations, entre la rue Linnée et celle des
Boulangers, je me souviens de nos sandwichs aux arènes de Lutèce,
je me souviens d'une sortie de cours en hiver, d'un café qui
jouxtait l'ancienne Halle aux Vins ; cela faisait longtemps que
quatre à quatre, on s'offrait des moments dans le square Tino Rossi,
en bas du quai Saint-Bernard. J'avais suivi ta trace comme un
chasseur, après t'avoir découverte dans l'amphi de la rue Cuvier.
Ton amie, très jolie, se pensait ma proie, tandis que tu m'étais le
seul souci... Il avait fallu des parties de flipper à Maubert, tout
près de la rue de Bièvre où les flics plantonnaient du temps du
Mitterrand, des parties de promenade en gravissant la rue Lacépède
avant de rejoindre la Contre-Escarpe. Et la rue Mouffetard ! Tu avais
le visage métissé de la rue Mouffetard, celui qui me fit
apparemment oublier mon cœur blessé.
Un soir de décembre, nous prîmes un
café peu après les cours. Il faisait nuit sur les fossés Saint
Bernard. Nos accompagnateurs nous lâchèrent l'un après l'autre,
implicitement convaincus qu'il fallait que nous fussions seuls
quoique deux, mais seuls parce que nous n'étions déjà qu'un. A ce
moment-là, je t'ai maladroitement déclaré mon sentiment pour toi.
Je te regardai regarder la rotation de la mousse du café qu'impose
Coriolis dans l'hémisphère nord. Tu ne parvenais pas à t'en
arracher les yeux. Mutique, tu t'arrachas du siège, nous remontâmes
jusqu'à la place Jussieu où t'attendait la bouche avide d'un métro
anthropophage. Lorsqu'au-dessus des escaliers mécaniques, ta bouche
se posa sur la mienne, je sus que j'entamais le reste de ma vie.
Il me fallu rentrer jusqu'à la gare de
Lyon, mais que les cages du Jardin des plantes me semblèrent vides,
mais que le pont d'Austerlitz me sembla léger ; je crois qu'il ne me
fut plus jamais possible de me sentir un jour aussi parisien qu'en ce
soir de fin d'automne froid qui précéda mes dix-neuf-ans.
Je crus alors possible l'intégralité
de ce qui ne pouvait l'être, mais le simple fait de croire vous
enfle d'un espoir dont l'élan est un remède unique au
dépérissement.