jeudi 5 novembre 2009

Elle

ELLE avait des yeux verts comme le jade.
C'était une petite sagittaire, née pendant la guerre, durant une période compliquée dans laquelle les histoires l'étaient presque nécessairement tout autant.
ELLE était née loin de son bout du monde, dans le sud-ouest.
On dit que son état-civil brûla avec les bâtiments qui l'abritaient, lors de la débacle. Du coup, ELLE avait un mal fou à obtenir des papiers d'identité, même des années plus tard... Du coup, le prénom par lequel on l'appelait, n'était pas celui de ce mystérieux état-civil mort-vivant...
ELLE avait des yeux de jade.
Lorsqu'il m'arrive d'écouter les anciens, j'entends souvent répéter que jamais la péninsule de notre pointe du Raz, n'hébergeât une femme aussi bELLE.
ELLE n'a jamais vraiment ressemblé à ses soeurs.
Sa soeur ? Sa vraie soeur ? Sa vraie soeur de coeur était ma propre mère. Elles furent enfants, puis adolescentes, ensemble dans ce bout du monde que je vins reconquérir, à la recherche de je ne sais quel continent perdu. Elles grandirent chez les soeurs, justement, au même pupitre.
Un jour, une de ces soeurs, corpulente, entra dans la classe. Elle dit à l'autre soeur, enseignant (puisque dans la religion catholique, on se grandit en saignant) : "Oh, ma soeur ! Ce matin, je suis comme un oiseau sur la branche !"
Ma propre mère, qui était une élève studieuse et disciplinée, ne put s'empécher de proférer une onomatopée : "Crac !"
ELLE a beaucou ri.
Ma propre mère fut lourdement punie, mais le jeu en valut la chandelle.  Et bien des années plus tard, elle me contat cette histoire.
Pour ELLE, ma propre mère, moins bELLE quoique jolie, avait valeur de point de repère, de conscience. Probablement la perdit-elle, cette conscience, en perdant sa soeur de coeur...
ELLE avait des yeux de jade et rencontra l'homme de sa vie sur des barricades, en '68, lors que j'étais en gestation. Point n'était question de révolutions autre que celle des sentiments : ELLE était infirmière et assurait l'assistance sanitaire durant les évènements. ELLE vit simplement, entre deux échaufourées et trois nuages lacrymogènes, un hurluberlu coller des affiches pour son concert de musique irlandaise... C'est bien plus tard que cet homme devint mon parrain de substitution, après le drame familial que nous connûmes, mon parrain de naissance assassinant sa femme, ma tante, à coups de couteau, sous les yeux de leur fils adolescent, mon cousin, avant que de se pendre à son tour. J'avais huit ans.
Je fus certainement pour ELLE le petit garçon, l'enfant qu'ELLE n'aurait jamais.
Souvent, je partais en vacances dans leur minibus Volkswagen. Il était orange. C'étaient les années '70 ! Ils m'emmenaient à Pont-Croix, via St Malo, ou Rothéneuf, retrouver mes grands parents dans la maison de mon coeur. Plus tard, il y eut d'autres vacances dans la maison de la chaussée du sillon, en bordure de la cité corsaire. Dans leur chambre, il y avait un grand tableau d'ELLE, torse nu. ELLE avait posé pour des peintres parisiens. Puis il y eut Brest, qu'ELLE me fit connaître, adolescent, Brest, symbole ultime du mal-être, Brest, ville écumoir où traînent encore les bribes de ma vie et les serpents de ma mémoire.
Rentrer à Pont-Croix fut certainement pour ELLE, la pire expérience. Je crois qu'ELLE y est revenu comme on retourne dans la tombe. Je crois que j'étais en train de faire la même chose. Nous nous ressemblions tant... D'ailleurs, ce fut ELLE qui me conduisit à l'autel, le jour de mon mariage, tout près, à Confort.
A l'heure où ELLE ferma ses yeux de jade, je me demande si ELLE a eu une pensée pour moi. Cette question m'obsède.
Je n'étais pas présent en ce joli cimetière de Pont-Croix, à flanc de coteau, penché sur la ria qui mène à Audierne, et faisant face à la colline de Plouhinec. Le soir, du sud-ouest, le soleil incertain de cette contrée l'inonde fréquemment de ses rayons bienfaisants. C'est un bel endroit. C'est ici que je l'avais vue pour la dernière fois, lors des funérailles de mon grand-oncle. J'avais été marqué par ses affres physiques, mais soudain, je l'avais sentie refleurir, comme si ELLE trichait pour me donner encore le change, moi qu'ELLE n'attendait pas en pareilles circonstances.
Je vais à présent quitter le Finistère. Je n'y retournerai probablement que définitivement dans la tombe, cette tombe où repose ma propre mère, à côté d'ELLE, comme petites filles, au même pupitre.